Alain Tournyol du Clos, grand témoin des 20 ans de La Cité de la Mer au sujet de la grande aventure du Redoutable : « Il a fallu tout inventer ! »

 

C’est en 1966, dans un contexte de tensions outre-Atlantique, qu’Alain Tournyol du Clos commence sa carrière. Diplômé de l’Ecole Polytechnique (spécialité en génie atomique), il rejoint l’Arsenal de Brest en 1969 comme ingénieur chargé de mettre sur pied l’entretien des appareils propulsifs nucléaires des SNLE type Le Redoutable. En 1994, il est promu directeur de DCN Cherbourg alors que l’Arsenal vit une période difficile suite à des plans de restructuration. Jusqu’en 1998, il appuie le projet de reconversion du Redoutable et suit l’équipe d’ingénieurs et d’ouvriers opérationnels qui travaillent à sa transformation et reconversion touristique. Après une riche carrière dans le monde des sous-marins et l’industrie nucléaire, Alain Tournyol du Clos s’investit dans les affaires territoriales. Il est aujourd’hui Vice-Président du Conseil de Développement du Cotentin.  

 

1- Dans quel contexte la décision de construire Le Redoutable a-t-elle été prise ?

Le Redoutable commence sa carrière après la mort du Général de Gaulle qui l’avait lancé en 1967. Pour rappel, dès la fin des années 1950, le Général de Gaulle tient à affirmer la souveraineté de la France vis à vis des Etats-Unis. Pour anecdote après la seconde guerre mondiale un amendement est voté aux USA pour permettre la transmission de secrets de fabrication militaires aux alliés. Or à cette époque, les Hauts Commissaires du CEA qui se sont succédés s’appellent Frédéric Joliot (connu pour ses liens avec le parti communiste) – remplacé en 1950 par Francis Perrin qui, sans être communiste, était ce que l’on appelait un « compagnon de route », c’est-à-dire un sympathisant. En plein contexte de guerre froide et sous la pression du maccarthysme, l’ensemble des deux constituait un violent repoussoir pour les américains ! La position américaine est irrévocable et les USA ne transmettent aucune information aux français qui ont dû inventer seuls, leur propre sous-marin nucléaire ! Il a donc fallu tout inventer ! Alors jeune ingénieur, j’étais responsable d’inventer. Il n’y a pas de plus beau métier ! Certes, à l’époque, il y avait déjà un réacteur à terre à Cadarache mais il n’avait jamais été réalisé de sous-marin avec un système d’arme nucléaire en mer.

 

2- En 1994, vous prenez la direction de DCN Cherbourg, dans quel état retrouvez-vous Le Redoutable ? Quels ont été les principaux défis de sa transformation ?

En 1994, lors de mon arrivée chez DCN Cherbourg, je redécouvre Le Redoutable dans un état tragique. Le bateau de ma jeunesse était mort, sinistre, il s’abîmait sur place. Ce fut un crève-cœur. Désarmé en 1991, après 20 ans de loyaux services, que faire de cette carcasse ? Un groupe d’anciens sous-mariniers envisageait d’en faire un musée, une Cité navale, mais cela n’avait de sens que si cela s’inscrivait dans un ensemble. Le Redoutable devient alors la locomotive d’un projet touristique ambitieux et structuré autour de La Cité de la Mer. La Communauté urbaine de Cherbourg obtient l’accord du Ministère de la Défense et des plus hautes autorités pour en faire le 1er sous-marin nucléaire à visiter et l’ouvrir au grand public. Pour ce faire, la partie nucléaire est démontée et le sous-marin est reconstitué. Il a fallu créer un cheminement pour le rendre accessible aux visiteurs et aux personnes à mobilité réduite. Il a fallu enlever le cœur nucléaire et créer une fausse tranche tout en retravaillant l’équilibrage du Redoutable. Avec toutes ses transformations, les poids n’étaient plus les mêmes, or il fallait que le bateau puisse flotter. Cette étape a été déterminante pour la réussite de son transfert depuis l’Arsenal jusqu’à la darse de La Cité de la Mer, créée à cet effet.

 

Le projet de La Cité de la Mer a permis de ressusciter Le Redoutable : on y retrouve les odeurs, les bruits, les craquements, tout ce qui fait la vie d’un sous-marin. C’est unique ! J’ai réalisé une trentaine de visites à bord du Redoutable et à chaque fois c’est la même émotion : c’est un objet vivant, je retrouve la véritable ambiance du sous-marin de ma jeunesse… Le Redoutable est semblable à ce j’ai connu. Une chose manque à cette reconstitution : la création d’un cheminement au-dessus de du réacteur nucléaire. Par ailleurs, la tranche avant, l’univers de l’armement et la tranche arrière, la propulsion, étaient séparées d’un SAS qui n’était pas compatible avec la visite du public. Malgré tout, Le Redoutable est intact. Le commentaire accompagne la visite de manière vivante invitant les visiteurs à embarquer dans une aventure technologique et humaine !

 

3- Qu’est-ce-qui, selon vous, caractérise les mondes marins et sous-marin ?

Il n’y a pas de miracle en mer. Ce que l’on parvient à réaliser en mer c’est parce que la mer le veut bien. La mer n’appartient à personne et à tous à la fois, et c’est pour cela que nous avons tous le devoir de défendre et de protéger la mer. La mer nous renvoie aussi à beaucoup d’humilité. Je garde en mémoire de tragiques événements. L’été 1967, j’embarque sur La Flore pour une mission. En janvier 1968, j’apprends la disparition au large de Toulon de La Minerve un sous-marin d’attaque de classe Daphné à propulsion diesel-électrique. Ce ne fut pas la seule catastrophe. En mars 1970, l’Eurydice disparaît aussi au large de St Tropez. Ces événements montrent que le monde des sous-marins est dangereux. De fait, il s’agit d’un monde soudé dans lequel réside une solidarité très forte au sein de sa communauté. Cette solidarité existe aussi bien dans le domaine civil que militaire.

4- Vous avez été un lien facilitateur entre Henri-Germain Delauze et Bernard Cauvin, PDG de La Cité de la Mer ? Pouvez-vous nous expliquer l’importance de cette rencontre ?

Je connaissais Henri-Germain Delauze, le patron de la COMEX, entreprise pionnière de l’exploration profonde. J’avais tissé un lien industriel avec la COMEX et j’ai facilité, avec d’autres, la mise en relations avec Bernard Cauvin alors Président de la Communauté urbaine de Cherbourg car les liens avec le projet de La Cité de la Mer étaient évidents. Leur rencontre fut déterminante et permit ensuite l’enrichissement de la nef d’accueil qui allait devenir La Grande Galerie des Engins et des Hommes. La Cité de la Mer a su ensuite s’internationaliser et accueillir les sous-marins et les océanautes du monde entier : russes, américains, japonais, chinois et même celui, de James Cameron. A l’époque Henri-Germain Delauze vouait une passion pour les épaves. A l’aide de ses engins de poche, il réalisait des chasses aux trésors au large de Marseille. Cet autre pan de la vie sous-marine m’a toujours fasciné car j’ai grandi baigné dans les histoires de Tintin et du capitaine Haddock et les inventions de Spirou. J’ai eu la chance d’explorer avec Henri-Germain Delauze une galère romaine. Malgré mes nombreuses plongées à bord d’un sous-marin, pour la première fois, grâce à cet explorateur, je découvrais le cœur de la mer et l’histoire antique !

5- Qu’est-ce qui vous plaît le plus aujourd’hui à La Cité de la Mer ? A quoi pourrait ressembler La Cité de la Mer de demain ? Que souhaiteriez-vous voir se développer ?

Il existe de nombreux musées maritimes en France et dans le monde mais il n’y a pas d’équivalent avec La Cité de la Mer qui offre une collection unique au monde d’engins habités emblématiques de la plongée profonde. La Cité de la Mer a su s’ouvrir et incorporer ce que font les autres nations. La Grande Galerie des Engins et des Hommes raconte des aventures humaines et montre cette volonté d’explorer, un trait caractéristique de l’espèce humaine qui vit de challenges et qui, de tous temps, a cherché à repousser les limites. 

On parle beaucoup des énergies issues de la mer que ce soit les énergies marines mais aussi de ses bienfaits nutritifs. L’humanité a besoin de se développer et on ne peut le faire qu’avec la mer. Pour ma part, je rêve qu’à Cherbourg se tiennent des congrès mondiaux de la mer. Il faut que La Cité de la Mer cultive son aura internationale. Il faut aussi continuer à développer la culture maritime des français. La vie terrestre a pour origine l’océan. Il y a environ 400 millions d’années des animaux vertébrés marins se sont aventurés hors de l’eau. Ils ont prospéré et ont développé des caractéristiques particulières, comme celle de respirer l’oxygène de l’air. Mais certains d’entre eux ont fini par retourner au berceau, en mer. C’est le cas des cétacés comme les dauphins, considérés comme l’une des espèces les plus intelligentes.  Peut-être que l’homme suivra ce chemin et qu’il retournera, vivre en mer…